Petits arrangements entre amis
Me voici revenu à la ville et à mes premières amours, le Céprodilic.
Étrange contradiction des phénomènes d'acclimatation... On ne prend réellement conscience du changement qu'en se confrontant à nouveau au même, à intervalle différent.
Revenir à Bujumbura, après deux semaines passées dans les montagnes de Kayanza, a eu pour effet de me faire revivre, à contrario, la timidité des premiers jours. Timidité que j'évoquais déjà alors, dans le pas indécis qui se hasarde sans but à rencontrer une direction nouvelle, mais dont j'ai pris pleinement conscience maintenant que je déambule sans souci dans les rues de jour comme de nuit.
Mais comme les villes sont folles quand on quitte la campagne ! Je n'ai pas passé une journée ici que déjà j'ai envie de retrouver les vertes déclinaisons des collines, l'odeur des vaches et des poules, le calme de Muyange et le sourire des bonnes soeurs... Et pourtant, déjà demain peut-être, la ville m'aura rendu l'enveloppe du citadin.
Pour l'instant tout ici est écorchure. La lumière blessante du soleil sur l'acier, la chaleur que nourrit l'asphalte lourd, les trop-pleins d'odeurs, le paysage urbain en mouvement perpétuel et tout ce monde, le monde qui le met en train sans relâche. Celui des klaxons a remplacé le chant des oiseaux.
La vie est chère en ville aussi, exactement 3 fois plus que là-haut. Bien sûr, la valeur des choses est relative, et le "cher" en soi reste toujours moins cher qu'à Paris. Mais comparer le prix du pain en francs burundais au prix de la baguette en euros serait aussi absurde que d'appréhender la réalité d'ici au regard de ce qu'elle est là-bas. S'adapter, c'est aussi aussi parvenir à se conformer à la valeur des choses.
Même si la réussite en est nécessairement plus ou moins illusoire, il n'en faut pas moins essayer de se défaire d'un regard pour en adopter un neuf, du moins si on veut avoir la moindre chance de comprendre quelque chose à une réalité différente.
Et le rapport à l'argent est de celles-ci.
J'ai vécu en Inde pendant un an, non pas mu par une quelconque sacralisation des douceurs de l'orient, mais bel et bien par le désir de voir ce qui se cachait derrière les images d'Epinal. J'y suis retourné plusieurs fois, pour apprendre la musique et en parler la langue, étudiée trois ans durant à l'INALCO jusqu'en licence. Tout ça pour oser une nouvelle comparaison, pas bien méchante, rassurez-vous : le rapport à l'argent ici me rappelle ce qu'il était là-bas... Fichtre, quelle remarque ! Que voulez-vous, on n'apprend pas à jouer du piano avec les pédales...
Mais je bavarde et digresse...
Je disais donc... l'argent. Tout le monde à besoin d'argent, et ici plus qu'ailleurs, on le comprend aisément. Alors chacun se rend des menus services, mutuellement, moyennant finance. Et on privilégie les connaissances. Qui déplace untel en moto, qui vend le lait de sa vache au voisin le matin, qui loue les services de son tournevis et la main experte qui sait quand bien le manier en cas de panne d'électricité, qui loue le coffre de son taxi ou de son bus pour descendre en ville des cargaisons d'oignons. Bref, le manque d'activité décemment rémunérée a rendu toute activité rémunérante. Je ne sais pas si on s'y retrouve au final, toujours est-il que c'est plus risquant, pour reprendre une phraséologie rwandaise qui affectionne les adjectifs verbaux.
On privilégiera donc les échanges entre amis, à l'inverse de l'Europe, où de telles transactions ne vont pas sans une petite gêne, justement parce qu'on a, idéalement à tous les niveaux de la société, la sécurité d'une activité plus ou moins payante, et que cette opulence relative autorise l'adage qui dit qu'on ne fait pas payer les amis. Si votre voisin sonne chez vous parce que son plafonnier à grillé un dimanche, vous n'allez pas lui faire payer l'ampoule. Mais ici, si votre ampoule a grillé, votre voisin vous proposera de vous la remplacer. Et tout le monde y aura gagné !
On s'échange d'autant plus entre connaissances qu'on sait qu'on récupérera ses sous le lendemain... C'est un système à la fois nécessaire et utile et qui accentue les relations entre membres d'un groupe, chacun profitant de l'habileté de l'autre. Ce qui m'a fait penser à ça, c'est le fait de ne pas y avoir pensé justement, lorsque j'aurais pu rendre un service à Joseph. Une amie venait de rater le dernier bus pour Bujumbura et s'est mise en quête de trouver une moto taxi. Le soir je raconte ça à Joseph :
"Et elle a payé combien ?"
"15 ou 20 000 je crois."
"Ah ! Si tu m'avais demandé, j'aurais appelé ma moto, et j'aurais gagné 15 000 francs !"
Eh oui.. Et tout le monde y aurait gagné, la passagère parce que Joseph est un ami et Joseph parce que la passagère est une amie...
J'ai eu le sentiment de lui avoir fait perdre 15 000 francs ce soir-là, et je me suis promis de faire attention à l'avenir.
L'occasion n'a pas tardé...
Quelques jours plus tard, je discutais avec Anatole, qui venait d'organiser pour la semaine le souper des formateurs IFADEM, qui ne voulaient plus manger à Muyange. Il m'expliquait tous les avantages qu'il y a à savoir faire la cuisine :
"Chez nous quand j'étais jeune, on avait un groom. Mais ma mère était moderne et elle m'a appris à faire la cuisine en me disant que ça me servirait toujours. Et tu vois aujourd'hui ! Par exemple, au marché, un oeuf ça coûte... 200 FBU. Et dans un restaurant, une omelette, ça coûte... 1000 FBU... C'est pourtant pas dur de faire une omelette, et c'est gagnant !"
Alors quand il m'a proposé que je mange au lycée le soir avant de rentrer, je n'ai pas hésité !
Étrange contradiction des phénomènes d'acclimatation... On ne prend réellement conscience du changement qu'en se confrontant à nouveau au même, à intervalle différent.
Revenir à Bujumbura, après deux semaines passées dans les montagnes de Kayanza, a eu pour effet de me faire revivre, à contrario, la timidité des premiers jours. Timidité que j'évoquais déjà alors, dans le pas indécis qui se hasarde sans but à rencontrer une direction nouvelle, mais dont j'ai pris pleinement conscience maintenant que je déambule sans souci dans les rues de jour comme de nuit.
Mais comme les villes sont folles quand on quitte la campagne ! Je n'ai pas passé une journée ici que déjà j'ai envie de retrouver les vertes déclinaisons des collines, l'odeur des vaches et des poules, le calme de Muyange et le sourire des bonnes soeurs... Et pourtant, déjà demain peut-être, la ville m'aura rendu l'enveloppe du citadin.
Pour l'instant tout ici est écorchure. La lumière blessante du soleil sur l'acier, la chaleur que nourrit l'asphalte lourd, les trop-pleins d'odeurs, le paysage urbain en mouvement perpétuel et tout ce monde, le monde qui le met en train sans relâche. Celui des klaxons a remplacé le chant des oiseaux.
La vie est chère en ville aussi, exactement 3 fois plus que là-haut. Bien sûr, la valeur des choses est relative, et le "cher" en soi reste toujours moins cher qu'à Paris. Mais comparer le prix du pain en francs burundais au prix de la baguette en euros serait aussi absurde que d'appréhender la réalité d'ici au regard de ce qu'elle est là-bas. S'adapter, c'est aussi aussi parvenir à se conformer à la valeur des choses.
Même si la réussite en est nécessairement plus ou moins illusoire, il n'en faut pas moins essayer de se défaire d'un regard pour en adopter un neuf, du moins si on veut avoir la moindre chance de comprendre quelque chose à une réalité différente.
Et le rapport à l'argent est de celles-ci.
J'ai vécu en Inde pendant un an, non pas mu par une quelconque sacralisation des douceurs de l'orient, mais bel et bien par le désir de voir ce qui se cachait derrière les images d'Epinal. J'y suis retourné plusieurs fois, pour apprendre la musique et en parler la langue, étudiée trois ans durant à l'INALCO jusqu'en licence. Tout ça pour oser une nouvelle comparaison, pas bien méchante, rassurez-vous : le rapport à l'argent ici me rappelle ce qu'il était là-bas... Fichtre, quelle remarque ! Que voulez-vous, on n'apprend pas à jouer du piano avec les pédales...
Mais je bavarde et digresse...
Je disais donc... l'argent. Tout le monde à besoin d'argent, et ici plus qu'ailleurs, on le comprend aisément. Alors chacun se rend des menus services, mutuellement, moyennant finance. Et on privilégie les connaissances. Qui déplace untel en moto, qui vend le lait de sa vache au voisin le matin, qui loue les services de son tournevis et la main experte qui sait quand bien le manier en cas de panne d'électricité, qui loue le coffre de son taxi ou de son bus pour descendre en ville des cargaisons d'oignons. Bref, le manque d'activité décemment rémunérée a rendu toute activité rémunérante. Je ne sais pas si on s'y retrouve au final, toujours est-il que c'est plus risquant, pour reprendre une phraséologie rwandaise qui affectionne les adjectifs verbaux.
On privilégiera donc les échanges entre amis, à l'inverse de l'Europe, où de telles transactions ne vont pas sans une petite gêne, justement parce qu'on a, idéalement à tous les niveaux de la société, la sécurité d'une activité plus ou moins payante, et que cette opulence relative autorise l'adage qui dit qu'on ne fait pas payer les amis. Si votre voisin sonne chez vous parce que son plafonnier à grillé un dimanche, vous n'allez pas lui faire payer l'ampoule. Mais ici, si votre ampoule a grillé, votre voisin vous proposera de vous la remplacer. Et tout le monde y aura gagné !
On s'échange d'autant plus entre connaissances qu'on sait qu'on récupérera ses sous le lendemain... C'est un système à la fois nécessaire et utile et qui accentue les relations entre membres d'un groupe, chacun profitant de l'habileté de l'autre. Ce qui m'a fait penser à ça, c'est le fait de ne pas y avoir pensé justement, lorsque j'aurais pu rendre un service à Joseph. Une amie venait de rater le dernier bus pour Bujumbura et s'est mise en quête de trouver une moto taxi. Le soir je raconte ça à Joseph :
"Et elle a payé combien ?"
"15 ou 20 000 je crois."
"Ah ! Si tu m'avais demandé, j'aurais appelé ma moto, et j'aurais gagné 15 000 francs !"
Eh oui.. Et tout le monde y aurait gagné, la passagère parce que Joseph est un ami et Joseph parce que la passagère est une amie...
J'ai eu le sentiment de lui avoir fait perdre 15 000 francs ce soir-là, et je me suis promis de faire attention à l'avenir.
L'occasion n'a pas tardé...
Quelques jours plus tard, je discutais avec Anatole, qui venait d'organiser pour la semaine le souper des formateurs IFADEM, qui ne voulaient plus manger à Muyange. Il m'expliquait tous les avantages qu'il y a à savoir faire la cuisine :
"Chez nous quand j'étais jeune, on avait un groom. Mais ma mère était moderne et elle m'a appris à faire la cuisine en me disant que ça me servirait toujours. Et tu vois aujourd'hui ! Par exemple, au marché, un oeuf ça coûte... 200 FBU. Et dans un restaurant, une omelette, ça coûte... 1000 FBU... C'est pourtant pas dur de faire une omelette, et c'est gagnant !"
Alors quand il m'a proposé que je mange au lycée le soir avant de rentrer, je n'ai pas hésité !