Aragon ou l'esthétique amoureuse d'un idéal poétique

Le 25 avril dernier, l’émission Une vie, une oeuvre, sur France Culture, était consacrée à Aragon. On a pu y entendre notamment Olivier Barbarant, qui a rassemblé les oeuvres complètes d'Aragon dans la collection de la Pléiade, auteur aussi de La mémoire et l'excès, ouvrage qui propose une relecture de la totalité de son oeuvre poétique, au-delà des ambiguïtés du personnage et du mythe qui l’entoure, et Josiane Savigneau, qui rédige en ce moment une biographie d'Aragon, à paraître chez Gallimard fin 2010.

Je me demandais justement pourquoi il n'existe toujours pas de biographie récente d'un homme d'une ampleur telle qu'Aragon, dans sa vie et dans son oeuvre. Il en existe bien une, de Pierre Daix, ami de l’écrivain et communiste lui-même, parue du vivant d’Aragon, en 1975, sans sa complicité, puis remaniée en 1994. Cependant, bien que cette biographie ait été écrite par un proche collaborateur d’Aragon — de 1948 à 1972 — et que la seconde édition bénéficie des commentaires qu’il avait faits sur la première, elle ne fait pas l’unanimité. Il était temps qu'un regard neuf vienne la compléter. C'est ce qui est, difficilement, en train d'être fait.

Car vouloir retracer de manière fidèle la vie d'Aragon est volonté de faire mentir l'impossible. L'homme du mentir-vrai, l'homme aux mille visages derrière autant de masques, le jeune homme de la Grande Guerre, le poète romantique dans la révolte surréaliste de l'après-guerre, le dandy séducteur, l'amoureux fou d'Elsa, le provocateur, le constant troubadour du mythe d'Elsa, l'homme que le désir déchire et qui cherche auprès d'autres hommes à en sonder les profondeurs, l'homme politique, le communiste, le vilipendeur de traîtres à la fin de la Deuxième Guerre, le poète résistant, le journaliste, le critique, l'esprit lucide sur son époque ou au contraire l'homme enchaîné à sa fidélité totale au parti, l'homme, enfin, simplement, au travers de son temps, de sa vie, marqué à vif, et plusieurs fois, sur les mêmes cicatrices par les profonds tourments de l'histoire, comme une porte douloureusement tourne sur ses gonds pour ouvrir le passage du XIXe siècle à la France moderne ; Aragon est tous ceux-là et aucun à la fois. Il devait en être de même de Victor Hugo, au siècle précédent, mais Aragon est de notre temps, ce qui me trouble et me fascine d'autant plus. Son chant est une variation protéiforme de l'écho du monde dans lequel nous vivons, toujours et à jamais résolument moderne dans certains de ses aspects qui prennent corps dans un siècle pour résonner bien au-delà.

Si je cite Hugo, c'est bien sûr à dessein. Je fais référence ici encore à la richesse du personnage, du poète, du romancier, de l'homme politique, mais pas seulement. La poésie d'Hugo a renouvelé son siècle, elle est la voix du romantisme classique actuel, sur lequel d'ailleurs les surréalistes ont remis la lumière. Aragon à ce propos ne dit-il pas, dans les entretiens avec Francis Crémieux, en 1963 :
« Ce qui fut le mérite du surréalisme, c'est d'avoir, arrivé à un certain point polémique de la discussion qui avait lieu à cette époque, et qui portait le nom de DADA, un certain point polémique de son activité négatrice, d'avoir proclamé l'étendue du domaine poétique dans le passé comme dans le présent, d'avoir ramené la lumière sur ces domaines, braqué des projecteurs nouveaux sur des oeuvres et des hommes qui risquaient de s'enliser dans l'oubli, la négligence, l'incompréhension, l'ignorance. Vous savez, nous étions en un temps où Rimbaud avait droit, dans le livre dans lequel on préparait le bachot, c'est-à-dire le Lansson, à une note à une note. (...) Mais quelle place donnait-on à Rimbaud, Lautréamont ou Jarry ? La place d'excentriques, et c'est tout. Hugo n'était plus un poète pour les gens. Est-ce que l'on sait seulement que ce sont les surréalistes qui ont remis la lumière sur Hugo ? (...) Notre action consistait à empêcher les choses à passer dans la vieillerie poétique, à rendre jeunesse à la vieillerie poétique. D'une certaine façon, le surréalisme était un extraordinaire élixir de jouvence pour les éléments de la poésie. »
La poésie d'Aragon a elle aussi renouvelé son siècle et créé un romantisme moderne. La naissance de sa voix poétique dans le Crève-coeur, dans les années quarante, et telle qu'elle se développera dès lors dans les autres recueils, après cinq années où elle s'était tue, marque en effet, à travers le retour du chant du poète dans une France déchirée par la guerre, la renaissance d'un romantisme français moderne dont les racines s'étendent au-delà de Victor Hugo jusqu'au Moyen-Âge et à l'amour courtois du XIIe siècle.

C'est bien là le propre du génie : De quelque part qu'on tente d'envisager Aragon, chacune des parties qui le constituent créé un univers d'une ampleur telle qu'il semble se suffire à lui-même, mais qui pourtant n'ont de sens véritable que dans ce qui les relie les unes aux autres.

Lui-même ainsi s'explique :
« C'est que la vie d'un homme, enfin... on aime autant qu'elle soit prise comme un tout. Peut-être aussi ai-je plus souffert dans mon existence de la façon qu'ont eue mes contemporains d'opposer telle part de ma vie à telle autre. Non pas que j'ai beaucoup varié dans ma vie, mais enfin, je ne pense pas à soixante ans ce que je pensais à dix ni même ce que je pensais à vingt-huit. Et pour cette raison, tout le long de ma vie, on m'a opposé des textes que j'ai signés dans ma jeunesse, textes que je ne désavoue pas, ils étaient l'expression, je crois honnête, du développement de ma pensée. »
Prenez le romancier ou prenez le poète, toute une vie saurait être trop peu pour en sonder toutes les richesses. Malgré les bateaux, les foreuses, les sous-marins, la mer conserve toujours ses plus profonds secrets. Aragon dans son oeuvre est de ceux-là, au-delà des polémiques ; un univers poétique immense et qui partant garde autour de la lumière qu'il accueille sur lui-même une part plus grande de mystère.

On comprend d'ailleurs ainsi qu'un homme aussi complexe, dont chaque aspect pris séparément aurait pu faire la vie d'autant d'autres, ait suscité de son vivant tant de controverses et qu'aujourd'hui, quoi qu'on en dise, l’homme encore dérange. Car nous vivons une époque qui se défie des génies, trop coûteux à comprendre, trop grands, trop présents à différents sommets de l'Histoire et, encore, différemment, trop fins aussi peut-être, tout simplement. Il nous faut des artistes du moment, une écriture courte, rapide, ramassée, qui parle au milieu du bruit, qui parle même quand on n'a pas le temps, qui parle comme soi-même on s'entend ; une écriture qui adopte le parler du temps et qui change avec lui. Alors on garde d'Aragon ce que le temps justement, dans sa constance, nous oblige à ne pouvoir ignorer : les poèmes qui résonnent dans les chansons et deux ou trois facettes facilement opposables : le surréaliste, le poète à Elsa, l'écrivain réaliste ou le communiste farouche.

L’émission de France culture en a retenu deux : le poète amoureux d’Elsa et le communiste. Bien que la qualité des propos tenus par les intervenants fasse de cette émission une introduction intéressante pour qui ne connaît ni l’homme ni son oeuvre, une heure ne suffit pas à aller au bout de toutes les questions soulevées et notamment de celle, fondamentale dans la vie d’Aragon, que constitue sa relation à Elsa. Il confie à Francis Crémieux :
« Tout ce que j’ai jamais écrit a été la recherche de la réponse posée par le bonheur de l’homme et de la femme, et pour les peuples et pour les amants. »
L’oeuvre poétique — et romanesque — d’Aragon est traversée par une certaine expression de l’amour et ce, dès les premiers écrits, bien avant sa rencontre avec Elsa en novembre 1928. Si les débuts traitent des miracles foisonnants de l’amour, du désir partout comme un reflet sur chaque objet du monde sensible, souvent dans une vision triangulaire indifférenciée des rapports hommes/femmes (Les Aventures de Télémaque, Le libertinage, Le Paysan de Paris, La Défense de l’infini, etc.) le romantisme qui s’exprime ensuite progressivement s’affirmera à partir de la thématique revisitée de l’amour courtois, dans les années quarante. C’est avec le Crève-coeur en effet, en 1941, dont Elsa est avant tout la dédicataire, mais dont le nom apparaît pour la première fois dans le dernier poème, Elsa je t’aime, puis surtout avec Les Yeux d’Elsa, en 1942, que commence ce qu’Olivier Barbarant appelle très justement « l’assomption d’Elsa » et dont l’apothéose sera Le Fou d’Elsa, en 1963. Mais de quel amour s’agit-il ici ? L’expression de l’amour chez Aragon a ceci de profondément troublant qu’à mesure qu’il construit le mythe d’Elsa, qu’il lui érige des statues en poèmes, qu’il en fait le symbole absolu de la femme aimée, jusqu’à en faire un substitut mystique de l’essence divine et créatrice de l’homme, son expression est toujours traversée par le déchirement que représente l’impossibilité de vivre cet amour, par la douleur de l’impossible vie commune, par « l’impossibilité du bonheur dans le malheur commun » comme le dit Aragon lui-même. Alors qu’il met tout son génie et sa virtuosité à créer les plus belles images qui aient jamais représenté le trouble entier de l’être devant l’être aimée, alors que ces images existent aujourd’hui bel et bien et qu’elles répondent à l’amour vécu dans le coeur d’autres hommes, le couple, dans sa vie quotidienne existait bien en deçà de l’idéal chanté par le poète. Qu’Aragon n’ait véritablement vécu ses sentiments que par le prisme de l’écriture, qu’Elsa ait longtemps souffert de cette élévation progressive au rang de statue déifiée, qui pourtant était érigée à sa gloire, il y a là quelque chose du tragique qui traverse l’oeuvre d’Aragon, mais bien aussi sa vie, et qu’Olivier Barbarant résume très bien ainsi : « Finalement, ce sentiment d’être avec une énigme, d’être avec quelqu’un qui échappe en permanence, Aragon en dit la souffrance et Elsa la vivait. » Souffrance qui trouve son expression la plus douloureuse dans cette lettre qu’Elsa écrit à son mari et qu’il mentionne, de manière voilée, dans Blanche ou l’oubli, en 1967 :
« Il n’est pas facile de te parler, tu sembles oublier que nous vivons l’épilogue de notre vie, qu’ensuite il n’y aura plus rien à dire, et l’index même d’autres le liront, pas nous. Je te reproche de vivre depuis trente-cinq ans comme si tu avais à courir pour éteindre un feu. Dans ta course, il ne faut surtout pas te déranger, ni te devancer, ni t’emboîter le pas, ni te suivre, quel que soit l’ouvrage. Aussi bien couper des branches sèches. Il ne faut surtout pas s’aviser de faire quoi que ce soit avec toi. Ensemble, cette dernière entreprise est bien ce que j’ai vécu de plus affreusement triste. Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble, tu ne le connais pas. Un mot anodin à ce sujet et tu te mets à m’expliquer la montagne de choses que tu as à faire. En somme, rien de changé depuis l’exposition anticoloniale. Pourtant, il serait peut-être aussi urgent de parfois nous “rencontrer”. Il nous reste extrêmement peu de temps, et tu le sais, mieux que quiconque. Mon Dieu ! ce que la sérénité me manque... »
Pourtant, j’aurais quelque réserve à affirmer, à la suite d’Olivier Barbarant que « le meilleur guide dans la vie du couple ou dans l’analyse de la passion c’est peut-être davantage Elsa Triolet » qu’Aragon. On l’a dit, elle s’agace de cette position si idéale dans l’art poétique d’Aragon qu’elle en devient désincarnée, de cette figure d’elle-même qui lui fait de l’ombre, allant jusqu’à dire qu’il n’y a rien là-dedans de la vie de leur couple. Or on sait très bien qu’il n’en est rien. Même si la figure d’Elsa se pare d’une aura d’absolu que la vie quotidienne ne permet pas de tenir, les poèmes où elle figure n’en sont pas moins une tentative pour Aragon d’exprimer son amour pour et au-delà d’Elsa, mais en nourrissant l’absolu qu’il construit d’événements bien réels. Il en est ainsi de tous les poèmes où Elsa figure. Et il est de ce fait peut-être vain de chercher à démêler le vrai du faux, le construit du vécu, l’idéal de sa source ordinaire, car même si cet amour n’est vécu que dans le champ de son existence littéraire, il n’en est pas moins réel, du moins pour l’auteur. Elsa en donne la version quotidienne, la douleur d’un vécu plus réel, cette douleur qui témoigne de la distance croissante entre l’idéal et son modèle, qui finalement veut faire taire le poème. C’est là pour moi tout le drame du couple au-delà même d’Aragon et d’Elsa. Pas un plus que l’autre n’est le meilleur guide d’eux-mêmes qu’eux-mêmes réunis, mais ils ont en main des cartes contraires pour se dire, des cartes complémentaires certes, mais dont le bénéficiaire ne sera jamais que le tiers qui les réunit pour les confronter à sa propre expérience, jamais eux-mêmes. On peut imaginer que la rivale éponyme des poèmes a fait naître souffrance et frustrations chez la personne réelle, et qu’à mesure que s’érigeait sa statue le modèle a craint de disparaître dans son ombre, davantage encore lorsque le public s’est mis à en chanter les louanges et que la critique a commencé à en examiner les fondations. Et il est vrai que dans une certaine mesure, Elsa qui existait pour Aragon était avant tout celle qu’il construisait peu à peu d’une argile mêlée d’amour et de souffrance. Il aura fallu du courage à cette femme pour exister en dehors de l’ombre que faisait peser sur elle la célébration amoureuse d’Elsa partout, mais Olivier Barbarant rappelle avec justesse qu’Elsa n’était pas seulement la victime de cette entreprise amoureuse totale, mais aussi son instigatrice.

Ce qu’on pourrait appeler l’erreur d’Aragon, s’il avait été intéressé par trouver dans son quotidien les moyens de vivre son amour, mais qui n’en est pas une en réalité, puisque cette souffrance même et la constitution d’un idéal poétique étaient sa manière à lui, bien réelle, de vivre cet amour, non pas cette erreur donc, mais au moins cette douleur de donner chair à l’idéal ou de ne pas le trouver assez en la personne aimée, vient précisément du fait qu’il a fait d’Elsa un totem, qu’elle devient au fil de son oeuvre poétique non plus un être de chair, mais l’abstraction de l’amour même, un idéal qui devient mystique dans Le Fou d’Elsa ; en d’autres termes, une Sainte Vierge, pure, mais inatteignable.

Dans ses entretiens avec Francis Crémieux, Aragon d’ailleurs évoque l’enjeu avant tout esthétique que revêt la figure d’Elsa dans Le Fou d’Elsa, mais aussi désormais dans la totalité de son oeuvre poétique. Elsa qui devient « une conception philosophique de l’existence » et qui dès lors s’éloigne encore un peu plus de la femme avec qui il partage un appartement rue de Varennes :
« C’est probablement la raison principale de l’écriture du Fou d’Elsa. Je n’ai pas voulu (...) qu’on en reste à ce sujet, à une explication, comment dirais-je... purement quotidienne de cette affaire. Car, pour les gens, bon, il parle de sa femme. C’est pour les uns un scandale, pour les autres une chose touchante ; la question n’est pas là. Ça, c’est l’aspect extérieur des choses. Mais quand je parle d’Elsa et de la réalité de ma vie, il est bien certain qu’il y a là derrière, pour moi, autre chose, non pas quelqu’un d’autre, mais autre chose que le lyrisme habituel. Ceci est lié à une conception philosophique de l’existence et c’est cette conception même qui est en cause dans le Fou d’Elsa et qui a nécessité une plus grande ampleur pour moi parce que j’ai dû donner à cette explication les possibilités de revenir en arrière et d’éclairer différemment, pour les gens qui ne l’ont pas vu, ce qu’était le poème d’amour, comme on dit, dans mon oeuvre passée. »
Le problème qui se pose, au-delà d’Aragon, est bien celui de cette « conception philosophique de l’existence » car, au final, toute philosophie n’est valable que si elle est vécue... Déjà dans la Leçon de Ribérac, traité de style en exergue des Yeux d’Elsa, Aragon avait cherché à remettre en avant la morale de l’amour courtois, qui place l’amant au service de sa dame, contre le fascisme de l’époque qui mettait la morale de l’homme au-dessus de celle de la femme. Avec Le Fou d’Elsa, Aragon va beaucoup plus loin cependant puisqu’il donne désormais à l’idée de la femme une signification encore plus absolue, inspirée des mystiques soufis du XVe siècle. Si elle est toujours bien au-dessus de l’homme, la femme dans son essence devient désormais le principe même par lequel l’homme est créé. Parler de mysticisme chez Aragon peut paraître paradoxal, pourtant il s’en explique ainsi :
« Il faut bien s’entendre sur les choses que signifient les mots, pour commencer. Le mysticisme, à s’en remettre simplement au Petit Larousse, est “la voix de la perfection par la contemplation divine”, et on sait que telle ne peut pas être la voix de ma poésie. Cependant, cherchons chez les mystiques arabes l’expression typique de ce qui rapproche, disons, Le Fou d’Elsa, de l’expression mystique. Un des plus grands mystiques arabes, Ibn Arabi, a dit : “Un être n’aime en réalité personne d’autre que son créateur.” C’est une chose que l’on peut comprendre de façons différentes. Personnellement, je connais qui j’aime, mais je ne connais pas mon créateur. Pour interpréter donc, d’une façon conforme à la réalité, la pensée d’Ibn Arabi, ne faudrait-il pas renverser la proposition et dire : “Qui j’aime me crée” ? Ceci est la proposition mystique remise sur ses pieds. C’est la définition du rôle même de la femme, l’explication de l’attitude du Fou, qui lui, à Grenade, est taxé d’idolâtrie. (…) Cela signifie pour moi, évidemment, que dans l’objet même de mon amour, se trouve le principe même par quoi je suis créé, c’est-à-dire que je deviens moi, moi et non pas un autre, moi l’homme, et non la brute que j’étais. »
Je le rejoins entièrement sur l’idée qu’il exprime ici de l’amour comme d’un enfantement mutuel et qui trouve sa plus belle illustration dans les vers suivants :
Ce double mystère parmi
Les connaissances triomphantes
Ma femme sans fin que j’enfante
Au monde par qui je suis mis
Je suis séduit aussi par l’idée qu’il exprime de la mystique et de l’essence féminine de la spiritualité, qui rejoint en ce sens l’expression qu’en donnait un autre grand mystique indien, Ramakrishna :
« L’homme est placé, suivant les soufis, mystiques de l’Islam, comme l’intermédiaire entre l’essence dont il émane, qui est un féminin, et la femme qui émane de lui. Et quel que soit le principe premier de la création, pour les soufis, même si c’est Dieu, Dieu ici est un féminin car il est La Cause. Ainsi pour l’Islam même, au moins chez les mystiques, le principe féminin est tenu pour l’origine du monde, pour l’origine de l’homme. Il est donc naturel de dire de lui qu’il “créé l’homme.” »
Mais je regrette qu’il donne ensuite à ce principe qui assimile la femme à Dieu le nom de la femme qu’il aime, car alors Elsa renvoie à des figures qui ne seront jamais plus congruentes mais toujours opposées :

« Les paroles adressées à Dieu s’adressent dans ces conditions, naturellement, à la femme aimée. Et comme dit le Fou : “il n’y a pas de différence de la prière et du chant” », si ce n’est un certain principe de réalité précisément, d’où naît la douleur de l’impossible vivre à deux. Aragon poursuit ainsi :
« [Le Fou] tourne ce que les musulmans appellent leur qibla, c’est-à-dire leur prière, vers le lieu où se trouve cette femme. (...) Comme vous le savez, le musulman se tourne vers La Mecque, La Mecque est sa qibla. De même, lui, le Fou, se tourne vers le lieu où se trouve cette femme dont il parle, en d’autres termes, Elsa. (...) La mystique a changé de sens, elle est devenue la poésie. Ce qui était la grandeur de la mystique, on reconnaît que c’était le fait de la poésie tournée à Dieu, et moi, je tourne la poésie à la femme, je tourne ma qibla vers Elsa. »
Elsa est ainsi devenue un totem, la porte ouvrant sur un idéal poétique, ne conservant désormais de son pendant réel que les cinq lettres de son prénom. L’aboutissement de l’esthétique poétique d’Aragon est donc aussi celui de l’impossible accès à l’autre, de la solitude au sein du couple qui fera dire à Elsa dans sa lettre qu’ils sont passés l’un à côté de l’autre.

Cette faille chez Aragon du principe de réalité qui s’échappe, insaisissable, au profit d’un principe esthétique est, je pense, aussi à l’origine de sa bisexualité, sur laquelle on n’a pas fini de gloser. Il serait incorrect de voir dans les penchants homosexuels d’Aragon à la fin de sa vie, une espèce de libération après la mort d’Elsa visant à conserver intact le mythe de l’être aimée, car comme le dit Jean Ristat, cette tendance a toujours accompagné Aragon ; ces tentations à côté de l’existence d’Elsa, Elsa les connaissait. En revanche, une fois la femme devenue statue, puis enfin déesse, elle en devient par la même intouchable et le désir homosexuel peut être alors une manière de vivre dans la chair ce que l’idéal esthétique ne permet pas. C’est peut-être ici essentiellement que la notion du désir s’oppose à celle de l’amour. Cette explication psychanalytique de l’homosexualité d’Aragon ne peut pourtant pas être à elle seule satisfaisante. Plutôt que d’homosexualité, il faut parler de bisexualité chez Aragon, car on ne peut remettre en cause son amour pour les femmes, et pour Elsa en particulier, idéalisé certes, mais pas seulement. À l’instar de Franck Merger, qui a publié en 2003 un article intitulé Surréalisme et homosexualité : la position d’Aragon dans Le Libertinage (1924) et La Défense de l’infini (1923-1928), je pense que sa bisexualité participait aussi d’un idéal pour Aragon. On en retrouve d’ailleurs des échos dans son oeuvre. Pour Olivier Barbarant, ce trouble affleure dans les poèmes, non pas au niveau du sens premier de ce qui est dit, mais au niveau du rythme. Il n’évoque cependant pas l’oeuvre romanesque, dans laquelle l’écriture laisse apparaître le thème homosexuel de manière plus évidente, et celui de l’ambivalence sexuelle dans l’orgie comme d’une quête de l’infini. L’homosexualité, non comme une posture esthétique indépendante, difficilement défendable en regard de la sacralisation de la femme qu’il construit, mais participant d’une réflexion plus vaste sur le désir, comme découlant de l’orgie donc, dont l’indifférenciation des corps permet l’expression de l’absolu du désir dans la dissolution de l’individualité, et de son infini, en d’autres termes, le pur principe du désir, au-delà des restrictions que l’amour seul impose.

Je recommande la lecture de cet article dont le travail herméneutique sur les textes qu’il se propose d’étudier éclaire d’une lumière particulière la question de l’homosexualité à l’époque, dans la vie et dans l’oeuvre d’Aragon.

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