Hey Mister KY, sing another song to me !


C'est bien connu, en France, grand pays de la cuisine et de la gastronomie, on est de fins connaisseurs. Il n'est d'ailleurs pas un sujet sur lequel on n'ait pas envie de mettre son grain de sel. Et puis on sait se plaindre aussi. Les lamentate de comptoirs, même s'ils ont perdu de leur mystique depuis l'interdiction de fumer dans les bistrots, sont toujours aussi aguerris. Il faut savoir dire non, i' faut pas se faire avoir, c'est tous des pourris de toute façon, moi je dis que, ouais enfin bon chez nous on sait se tenir hein... Bref, on ne refait pas son histoire et on n'est pas peu fier du coup d'avoir un avis péremptoire professoral à toute épreuve -surtout à celle la raison d'ailleurs- sur tout.

Bob Dylan - Mr. Tambourine Man

Si on a la critiquette facile, c'est pourtant rarement sur nous que se tourne le grattoir de nos théories corrosives et parfois imbues d'ignorance. A l'inverse au Japon, quand on se dit qu'on va peut-être répondre une ânerie, même à la plus évidente des questions, on dit simplement : Euh... Je ne sais pas... ce qui évite d'avancer une opinion qui pourrait éventuellement aller à l'encontre de celle qu'un autre n'exprimera pas... ou tout simplement de passer pour un âne, ce qui en France ne rebute personne et surtout pas les plus loquaces de nos contemporains.

Lorsque chez nous la vindicte a souvent tendance à se porter sur l'autre, celui-ci étant souvent juste un double honnis de soi-même, un article du Asahi Shimbun qui vient de paraître s'essaye à un exercice respectable d'auto-critique et éclaire à la lumière de l'analyse certains comportements sociaux que l'on ne peut pas ne pas remarquer lorsque l'on habite ici depuis longtemps.

Publié sous le titre Une société menacée par l'esprit moutonnier, l'article tend à définir et cerner les conséquences sociales du concept de Kûki-o yomenai (KY pour les familiers et les jeunes, et ce pôvre M. Abe dont M. KY est devenu récemment le sobriquet).

Littéralement, Kûki-o yomenai veut dire "ne pas savoir capter l'atmosphère, l'air du temps". Autrement dit, il ne faut pas faire de bulles; l'original ici est suspect. Etrange, me direz-vous... Et toutes ces jeunes filles habillées comme des poupées, ces petits montres gothique-bonbons qui font pas peur, ces héroïnes désabusées de dessins-animés, ces sorcières fluorescentes qui font peur elles pour le coup ? Ce ne sont là encore qu'autant de codes auxquels s'identifier. Le psychiatre Hideki Wada explique que "bien qu'elles paraissent vivre librement, elles sont en réalité entravées par des règles tacites. La grande uniformité de l'univers dans lequel évoluent les jeunes filles exige, plus que tout autre milieu, d'être capable de se conformer à l'atmosphère générale." Le mot est lancé : que l'on soit dans un espace public ou privé, la palette infinie des codes sociaux et le mimétisme exacerbé sont autant de garde-fous veillant à assurer que tout se passe bien, que l'ambiance soit feutrée et le demeure.

La langue japonaise excelle à produire des expressions fascinantes qui permettent de dire plein de choses contraignantes sans rien dire du tout en fait... Ainsi le chotto... qui tantôt veut dire "un peu", ou qui veut carrément dire "non" -mais sans dire non quand même-, mais qui en général sert simplement à atténuer la violence du caractère performatif d'un verbe, qui à lui seul risquerait de troubler le consensus atmosphérique. C'est ce qui fait que l'on peut entendre dans certaines maisons japonaises à l'heure du coucher quand on n'a pas envie de se lever pour le faire et qu'on se sent coupable un petit peu quand même : Dis, tu peux éteindre un peu la lumière... ?

Plus sérieusement, le Asahi Shimbun écrit que "si les expressions floues et la culture du sous-entendu font transparaître la délicatesse et la retenue des Japonais, il y a trente ans un critique flairait déjà les dangers de "l'ambiance". Dans sont ouvrage Kûki-o kenkyu [Etude sur l'ambiance], publié en 1977, Shichihei Yamamoto a étudié le contexte qui avait conduit le cuirassé Yamato à une mission suicide, en avril 1945. "L'air du temps, écrivait-il, est un monstre qui règne en dictateur absolu." [...] S'il est important de capter l'air du temps, on n'est pas obligé de le suivre. Pourtant on le fait pour faire partie de la majorité."

En effet, sans même parler d'attaque suicide ni d'abnégation nationale, si quand tout le monde rit en tapant dans ses mains et dandine la tête au rythme mou d'une chanson populaire dans un café de Shibuya un samedi après-midi et qu'il n'y a qu'un abruti pour faire la tête dans son coin, il sera KY, et ça, c'est pas bon pour lui... Comme il serait impardonnable que quelqu'un détruise l'ambiance que l'on s'est créée au prix d'efforts acharnés et de vocalises d'étonnement aigües diligemment reprises en écho, le KY est rejeté. Alors "pour ne pas être en reste, on écoute la musique classée au hit-parade et on va voir les films qui "font pleurer toute l'Amérique". Dans ce type de relations superficielles, chacun doit réagir en s'identifiant à un stéréotype afin de rester dans le coup. Quand on a trouvé sa place, il suffit de s'y tenir pour alimenter plaisamment la conversation." Ces rôles, imaginés par les jeunes, constituent un excellent moyen d'entretenir des relations amicales", estime Hiroyuki Aihara, auteur de Kyaraka suru Nippon [Le Japon superficiel].

Mariko Nakamura, l'auteur de l'article conclut : "Pour le cinéaste et écrivain Tatsuya Mori, "c'est toujours la minorité qui change le monde. Si personne ne pouvait se mettre au même diapason que les autres, on se trouverait dans un monde hors la loi, mais une société totalement homogénéisée serait tout aussi désagréable." Si l'archipel exclut tous les KY, il ne lui restera plus qu'à tourner en rond."

Mouton Maya!

Rien ne sert bien sûr de balader nerveusement désormais cette loupiote sur les différents aspects de la société nippone et de tirer des conclusions hâtives et générales sur un hypothétique comportement typique de nos amis japonais -sauf à faire honneur encore une fois à ce trait généreusement partagé de notre propre caractère national-, mais ses lumières n'en éclairent pas moins bon nombres d'épisodes de ma vie ici d'une lueur nouvelle. Je comprends mieux à présent pourquoi on ne parle jamais de choses "sérieuses" dans les cafés, pourquoi les gens rient si fort sans avoir l'air particulièrement heureux, pourquoi la bouche peut vous sourire quand une lueur furtive dans les yeux voudrait bien vous fiche une claque, pourquoi mes étudiants sont muets quand je leur demande pourquoi ? et pourquoi bien que je puisse compter le nombre de gens avec qui je passe du bon temps par brochettes, je n'ai encore rencontré en quatre ans aucun véritable ami. Moi aussi le Chotto... me guette on dirait. Serait-il bientôt temps d'aller un peu voir ailleurs comment ça se passe... ?

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